Du temps perdu en entreprise

Nul besoin de le préciser : c'est un désastre !

7/15/20256 min read

J’ai l’habitude de m’attaquer aux réunions ou aux mails comme des sujets de pertes de temps en entreprise, et cette période de bonnes résolutions est l’opportunité pour moi de donner des détails. Toute réunion n’est pas mauvaise, tout échange de mail n’est pas mauvais. Voici cependant un tour d’horizon des pratiques les plus délirantes que je connaisse…

Il existe un paradoxe particulièrement ancré dans le XXIème siècle : plus une personne va chercher une position de pouvoir dans une entreprise ou une institution, plus elle va chercher également à esquiver toute forme de responsabilité, pourtant inhérente à la position convoitée.

Conséquence ? Ces personnes ne prennent aucune décision, ou plutôt, multiplies les occasions de montrer leur position de pouvoir tout en prenant soin de ne prendre aucune décision. Concrètement, ça veut dire quoi ? Ça veut dire ce qu’on peut trouver ces dernières années dans les studios hollywoodiens*, pour donner un exemple prestigieux. Imaginez la scène :

Alfred avait pour ambition de devenir vice-président du studio « Megamount », en charge de la création scénaristique. Autrement dit, il détient désormais le pouvoir de valider toutes les propositions de scénarios dont le studio aura ensuite la charge de la mise en image, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Sauf que Alfred réalise très vite ce qu’implique ce pouvoir :

- s’il dit oui à un scénario qui s’avère être merdique, c’est de sa faute.

- s’il dit non à un scénario qui devient le prochain carton du studio concurrent, c’est de sa faute aussi.

Donc Alfred, grassement payé au titre de ses nouvelles fonctions, va passer le clair de son temps à inventer toutes les manières possibles de ne dire "ni oui ni non" et de laisser quelqu’un d’autre que lui prendre une décision. En n’oubliant pas, bien sûr, de le désigner si cette décision était mauvaise, et de s’attribuer le mérite si la décision était bonne.

Dans toutes ces manières possibles, on trouve les interminables échanges de mails et les non moins interminables réunions. Ne croyez pas, chers lecteurs, que la situation de « Megamount » ou des studios de cinéma soient une exception : on retrouve le même modèle dans les entreprises classiques.

Prenons ici l’exemple rapporté par Lionel**, responsable marketing dans une belle PME familiale qui possède une quinzaine d’agences réparties en France. Décisions centralisées au siège, tout passe par le patron. Petit twist pour créer de la tension : non, le patron n’est pas en réunion toute la semaine, ce sont ses subordonnés qui y passent 80% de leur temps, mais ce n’est pas tout !

Lionel est chargé par son patron (n-1 du dirigeant, donc), de préparer un programme de vidéos promotionnelles. Lionel est ravi, c’est une des parties qu’il préfère dans son travail. Il y passe quelques semaines, à coup de mails échangés jusqu’à parfois tard le soir, à coup de réunions (encore) pour donner à chaque membre de son équipe des consignes claires et réfléchies. Il fait valider le projet par toutes les instances de l’entreprise pour donner à son patron (toujours le n-1 du patron) le projet à présenter en comité de direction…

...pour s’entendre dire que ce n’est pas ce que voulait le patron.

On a donc passé un mois à faire travailler des gens autour d’un projet discuté pourtant par le dirigeant lui-même,

On a passé un mois à discuter du projet, à prendre des décisions, à s’échanger des mails et à remonter les infos au N+1 de Lionel, pour que celui-ci ne défende pas le projet devant sa hiérarchie, ni, à tout le moins, ne demande au fil de l’eau des validations de principe pour que l’équipe continue de travailler dans le bon sens.

Plusieurs problèmes ici, donc :

1) Le dirigeant n’est pas conscient de la manière dont les ressources de l’entreprise sont utilisées (mal, et c’est un euphémisme)

2) les top-managers sont dans une dynamique descendante mais pas montante, par peur de passer pour « l’empêcheur de tourner en rond » et de perdre une position de carrière confortable

3) les middle-managers récupèrent la pression venant du haut pour la communiquer vers les collaborateurs, qui s’exécutent, avec au final zéro reconnaissance pour le travail accompli

4) les collaborateurs s’épuisent à la fois de ce manque de reconnaissance et du non-sens absolu de leurs actions sur le long terme.

En un mot : du gâchis. Principalement parce que chaque rôle de l’entreprise n’est pas correctement tenu et joué.

Un autre exemple dans le secteur du BTP : Martin** travaille comme grutier dans une petite entreprise de levage. La majorité de ses journées se résume aux batailles avec son matériel (défectueux), son garagiste à l'agence (qui ne travaille que quand il veut) et son chef, qui n'a ni autorité ni compétence (ce qui est moins rare qu'on ne le pense).

Lorsque sa grue est en panne au point de mettre en danger un chantier, les ouvriers qui y travaillent et les clients qui attendent une livraison, Martin est obligé d'appeler le chef de son chef (son n+2) pour qu'il engueule son chef , pour que celui-ci donne les bonnes consignes d'entretien au garagiste. Ce modèle de management peut avoir lieu tous les jours, surtout un tas de sujet, du fait de l'entêtement des uns et de l'incompétence des autres.

Comment se fait-il qu'un incompétent soit chef d'équipe, me demanderas-tu ? Eh bien, parce qu'au moment de l'ouverture de l'agence, Roger (on va l'appeler Roger) était le plus ancien des ouvriers qui allaient être dispatchés dans cette nouvelle structure. On peut comprendre pourquoi il avait accepté cette nouvelle responsabilité (l'augmentation de salaire), laquelle a occulté, au moins au début, ce que "responsabilité" voulait dire pour lui.

Ces trois histoires ne sont rien, à elles seules. C'est quand on les met bout à bout avec toutes les autres situations qu'on connaît chacun à son niveau, dont on a entendu parler, ou dont on a des preuves tangibles, qu'on comprend par exemple pourquoi tout est bien plus long qu'à une autre époque, et surtout beaucoup plus cher. Et sur ce constat, nous portons tous une responsabilité.

Quelques suggestions donc, pour cadrer ces responsabilités et éviter de tomber dans ces fonctionnements délétères :

En tant que salarié :

  • comment valoriser son action et s'assurer que son travail sera reconnu ? En demandant dès le lancement d'un projet qui est le validateur final, et comment il est informé des évolutions du projet.

  • comment esquiver les jeux toxiques imposés par les autres salariés ? En se saisissant des expériences précédentes pour faire respecter ses propres limites.

En tant que manager :

  • comment être certain d'être à la bonne place ? En ne cherchant pas à être "le bon copain ou la bonne copine" mais en étant une personne d'engagement : ce qui est dit est fait, ce qui est fait est dit.

  • comment diminuer les tensions dans l'équipe ? En étant intègre : l'objectif premier n'est pas nécessairement d'éviter des conflits humains mais surtout de faire avancer les projets. Si deux personnes ne peuvent pas travailler ensemble, pour quelque raison que ce soit, chercher les alternatives qui soient le moins chronophages possibles et le moins mobilisatrices de moyens possibles.

En tant que dirigeant :

  • comment garantir le succès des opérations ? En ne nommant pas les plus "expérimentés" mais les plus compétents ; en ne nommant pas les plus ambitieux mais les plus méritants.

  • comment réduire les pertes ? En observant toutes les situations où les pertes ont eu lieu dans le passé, et en définissant des réponses claires pour qu'elles ne se reproduisent pas.

Des suggestions généralistes, qui méritent d'être affinées dans chacune des situations, et qui pourraient déjà changer beaucoup de choses. Si toi, lecteur, tu connais des contextes délicats dans ton entreprise, que tu sais que ces situations causent beaucoup de perte de temps et d'argent "pour rien", viens m'en parler. Le gâchis a assez duré !

* l’exemple est magnifiquement retranscrit dans le livre « Bullshit Jobs » de David Graeber, dont je te recommande évidemment la lecture.

**prénoms changés, histoires véridiques.