L'innovation humaine est-elle une réponse aux enjeux de demain ?
Et l'innovation technique alors ?
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Beaucoup d’encre aura coulé à propos des bienfaits et de la nécessité de l’innovation dans les entreprises. Force est de reconnaître, cependant, que le sujet est trop souvent abordé du point de vue de l’innovation technique, et pas assez du point de vue de l’innovation humaine.
L’innovation répond-elle à un besoin conscient, ou est-elle provoquée par une course technologique sans but ? L’exemple, pendant la deuxième moitié du XXème siècle, de la course à l’espace, ne répond pas à un besoin en tant que tel, si ce n’est celui de « gagner » et prouver que nous étions capables de déployer telle ou telle technologie, même si celle-ci ne répond pas à un besoin commercial, sociétal ou civilisationnel. Pour autant, c’est grâce aux innovations liées à cette course que sont apparus de nouveaux besoins, en communication par exemple, qui ont donné naissance aux satellites.
L’innovation technologique naît donc d’un besoin, ou le provoque éventuellement. Peut-on en dire autant de l’innovation humaine ? Peut-on amener une personne à adopter de nouveaux comportements, de nouvelles façons de faire, de façons différentes de réfléchir, sans que cela ne réponde à un besoin au départ ?
A priori, non. C’est même plus complexe que cela : même devant un besoin pressant et conscient, nous n’allons pas vouloir spontanément changer nos habitudes. Pourtant, vous rappelez-vous la citation de Rita Mae Brown, mentionnée dans un autre article ?
"La folie consiste à faire la même chose encore et encore et à en attendre des résultats différents."
La question est donc de savoir si nous préférons le confort d’une situation inconfortable, où nos besoins ne sont pas assouvis, où les résultats de notre entreprise ne sont pas à la hauteur de nos investissements (efforts, temps, argent, etc.), ou si nous sommes en mesure d’accepter l’inconfort du changement proposé par de l’innovation humaine, c’est-à-dire un changement profond de notre façon de faire.
Pour répondre à cette question, je suis allé à la rencontre de dirigeants pour leur faire parler d’innovation, de la manière dont ils la promeuvent dans leurs entreprises, et des limites qu’ils rencontrent.
Les visions et les définitions sont vastes. "Tout part d'une idée, et c'est le marché qui dit si l'idée mérite d'être creusée et développée ou pas", observe Julien. En lui emboîtant le pas, Audrey B. confirme : innover, c'est, pour elle, chercher à révolutionner le quotidien de ses clientes, y compris dans une approche sociale. Mathilde dira pour sa part que c'est un mieux, par rapport à avant. Ouelid parle lui aussi d'améliorer notre condition humaine et la société. La responsabilité derrière le concept d'innovation est aussi large que le concept lui-même, précise-t-il. Plus pragmatique, Julian voit surtout un outil concurrentiel, ou plutôt un moyen de se distinguer des concurrents : on peut répondre à un même besoin de plusieurs manières.
Brian va synthétiser une idée générale : "L'innovation est ce qui fait avancer le monde". Ouziel pousse plus loin : selon lui, une innovation véritablement bonne est celle qui répond à un besoin en attente dans la société, c'est comprendre les besoins de la société et apporter une réponse avant même que les utilisateurs en aient besoin. On peut voir, à ce titre, la création d'Internet comme le parfait exemple.
Progresser, avancer : ok. Mais pour quoi ? Audrey B.-L. part du principe que la nouveauté ne rime par forcément avec la rupture : changer de paradigme ne veut pas forcément dire rompre entre deux modèles, mais davantage s'inspirer des points forts d'une version précédente et trouver des réponses supplémentaires pour les innovations qu'on propose. Dans la continuité de l'idée d'Audrey B.-L., Fabien parlera d'une capacité à remettre en question l'ensemble d'acquis et de technique, sans que ce soit une simple posture intellectuelle. "Progresser pour progresser, non, dit Christophe. Innover n'est pas seulement suivre des tendances, c'est aussi accepter qu'on puisse faire des erreurs". De son côté, Philippe affirme qu'il est nécessaire de bousculer nos certitudes, mais aussi, si nécessaire, celles de nos clients ou de leurs cahiers des charges : "c'est ce qui permet la meilleure hauteur de vue devant une situation donnée".
S’il est une idée admise sans difficulté, c’est de distinguer l’innovation technique de l’innovation humaine : on l’a dit, l’innovation technique répond à un besoin, ou provoque ce besoin pour un futur proche. Michel propose même une vision un peu plus audacieuse, quand il dit que les innovations les plus performantes sont celles qui sont mises sur le marché juste au moment où le besoin se fait ressentir. Un genre de prémonition.
Le constat ne s’arrête pas là : oui, il faut savoir anticiper et répondre aux besoins du marché, mais c’est l’innovation humaine qui prime. Ouziel est certain que les Talents de demain, dont la disponibilité sur le marché du travail est loin d’être évidente (cf. la Newsletter de Septembre qui évoque ce sujet) prêtent désormais beaucoup d’attentions à la manière dont les entreprises vont promouvoir l’innovation humaine, particulièrement du point de vue des conséquences environnementales et sociétales. Comme dit Henri, "la technique est un moyen, pas une fin !". Julian est plus prudent : une machine se remplace, une technologie se remplace... une personne se remplace aussi.
Anabelle ne va pas chercher à hiérarchiser : "On ne regarde pas du tout les mêmes choses ! La technique repose sur des faits, l’humain sur de l’émotionnel". Difficile en effet de prétendre que l’un soit meilleur ou plus important que l’autre, sous cet angle. Julien place la distinction entre les deux plutôt d’un point de vue chronologique, au début d’une activité c’est la technique qui est importante. "Une fois la question technique résolue, c’est l’humain qui prend plus de place et c’est bien normal !" Mathilde conclut en confirmant que, pour elle, la technique parfaite ne suffit pas, l'adaptation humaine, avec la souplesse qu'on lui connaît, est importante. Audrey B. ne voit pas de distinction : au contraire, elle y voit une complémentarité, dont le but final est de faire disparaître le besoin auquel l'innovation répondait au départ.
On voit bien ici un début de rupture avec d’anciens modèles : il est facile d’imaginer des patrons de la vieille école dire : « Suivons le marché et la technique, l’humain suivra », et refuser une quelconque remise en question de leur management ou de leurs procédés de production au fil du temps. Nous avons donc un début de réponse à notre question : aucun des dirigeants sollicité n'a dit vouloir pratiquer l'immobilisme, tant managérial que technologique - c'est même l'inverse !
Quand François dit que "l'innovation humaine est centrale, quand l'innovation technologique n'est qu'une conséquence de l'innovation humaine" ; quand Anabelle explique que "l'innovation se trouve aussi dans la manière nouvelle de penser une solution" ; quand Joël déclare, enthousiaste, que "la valeur de l'entreprise repose sur les collaborateurs et leurs idées, et l'entreprise a intérêt à laisser une grande part de créativité aux collaborateurs", on entend parfaitement la prise de conscience que l'humain demeure leur cœur des préoccupations, des investissements, et des espoirs de l'entreprenariat.
Il y a tout de même quelques problèmes. Si la technique se résume à une série de 0 et de 1 et répond à une logique facilement compréhensible et maîtrisable, on ne peut pas en dire autant de l'humain. Michel explique que les talents sont les ressources les plus complexes à gérer, et que de ce fait, les meilleurs dirigeants sont ceux qui identifient les bonnes personnes aux bons endroits, pour les bons sujets. Il détaille : "Peut-être qu'une bonne démarche en innovation humaine serait d'accepter plus ouvertement les erreurs de nos équipes, qui peuvent ainsi apprendre de leurs erreurs si elles sont cadrées avec le bon management." Une remarque corollaire de celle de Joël, plus haut. Dans les problèmes évoqués, Philippe constate un changement de paradigme : "Avant on gérait les risques, on sait faire. Maintenant on doit gérer les incertitudes, c'est tout de suite beaucoup plus délicat".
Donc, l'innovation : oui ; l'humain : oui - mais pas n'importe comment. Comment alors ? Comment promouvoir l'idée ou le concept de l'innovation, si possible humaine, au sein de l'entreprise ? Plusieurs exemples ont été apportés.
Ce n'est pas qu'une question de méthode, les idées viennent d'un peu partout aussi : Audrey B.-L. va solliciter constamment ses clients pour que ses équipes puissent amener une nouvelle réponse aux préoccupations du marché : "On veut trouver une nouvelle idée par semaine, donc on leur parle beaucoup !" Brian se concentrera spécifiquement sur des niches de marchés sur lesquelles il détecte un monopole trop important, avant de déterminer s'il est intéressant ou non de chercher à attaquer ce monopole, ce qui demande des ressources humaines aussi importantes que sa capacité à réfléchir vite et à prendre des décisions. Fabien voudra s'assurer en permanence auprès de ses collaborateurs du bien-fondé des outils utilisés, de la facilité de chacun à prendre le recul nécessaire devant une nouvelle situation. Encore plus concret, encore plus désireux de résultats palpables, Henri décrit un système hebdomadaire : toutes les semaines, ses équipes cherchent à résoudre un petit problème. "Un gros problème n'est que la somme de petits problèmes", philosophe-t-il.
"On peut innover dans les mécaniques d'accompagnement des clients, pour améliorer l'agilité avec laquelle on les accompagne", indique Christophe, qui confirme encore une fois que l'impulsion derrière l'innovation peut autant être interne qu'externe à l'entreprise.
Ouelid admettra que tout le monde dans l'entreprise ne peut pas avoir le même niveau de compréhension des enjeux et des objectifs, les perceptions de chacun dépendant aussi de leurs propres objectifs et de leur vision de l'avenir. "Il faut composer même avec les plus sceptiques", dit-il.
Michel développe : "La taille de l'entreprise compte : plus l'entreprise est grosse, plus l'innovation est longue à se mettre en place et à motiver dans le même sens les équipes", ce qui est à la fois une évidence pour certains, mais une difficulté pour les entreprises à forte croissance. Il faut donc garder une vigilance particulière, comme dit plus haut sur le plan technique, à ne pas innover pour innover, et encore moins le faire sous un effet FOMO ("Fear Of Missing Out", la peur de rater une opportunité) exacerbé, comme le précise à juste titre François : ce ne sont pas seulement les individus mais aussi les entreprises qui vont investir dans de nouveaux concepts, y compris sur le développement personnel, simplement du fait de l'effet de mode ponctuel autour de ces concepts.
Vient donc la question-phare : l'innovation humaine est-elle une réponse aux enjeux de demain ? On pourrait hâtivement répondre de manière positive. Pourtant, les problématiques rencontrées par les interviewés n'ont a priori pas toujours de réponse évidente (par souci de discrétion, les problématiques rapportées à ce stade ne seront pas reliées aux dirigeants qui les ont partagées). J'ai cependant voulu, pour toutes celles qui ont été clairement exprimées, proposer un simple élément de réflexion. Aux lecteurs de compléter en commentaires. On verra que, si l'aspect humain des réflexions proposées est fréquent, il n'est pas toujours direct, ni simple à mettre en place.
Comment appréhender les problématiques de Supply-Chain dans le contexte actuel, où une forte demande va fatalement se confronter à une faible disponibilité et à des capacités de transports réduites ? On peut imaginer une transparence à l'égard des clients : admettre ces difficultés, et engager des solutions alternatives ou différées en échange d'une ristourne, ou d'un supplément sur les commandes.
Comment déterminer la meilleure idée d'innovation pour le futur ? Qu'est-ce qui compte vraiment : avoir la meilleure idée, avoir la meilleure exécution d'idée, ou répondre véritablement à un besoin client ? Avoir la bonne idée est souvent un phantasme, c'est le marché qui confirme si l'idée est bonne ou pas.
Comment gagner en visibilité quand, paradoxalement, notre solution concerne un très grand nombre de personnes ? Comment briser le sentiment de solitude des personnes à qui notre solution s'adresse ? Les caisses de résonnances sont rares, mais pas inexistantes : peut-être qu'il ne faut pas chercher à s'adresser directement à ces clients potentiels, mais plutôt aux professionnels qui sont à leur contact, tout en n'étant pas encore en mesure de proposer ces solutions.
Comment faire face au phénomène inflationniste qui s'empare, au pire du globe, à tout le moins de la société occidentale, et qui va avoir un effet social important, donc une incidence sur notre capacité d'innovation humaine ? Ne serait-il pas ici pertinent de nous inspirer des modèles qui ont fonctionné dans le passé, fut-ce paradoxal avec le principe de se tourner vers les solutions du futur ; et, dans le même ordre d'idée, de chercher des solutions à l'extérieur des modèles qui sont à l'origine des difficultés que nous rencontrons ?
Comment réinsuffler une dynamique d'innovation au sein des équipes après les effets ravageurs du Covid ? La clé réside souvent dans la motivation. En trouvant le moteur de la motivation des individus, on motive l'équipe, et en motivant l'équipe, on lui donne la possibilité d'exprimer par elle-même les solutions aux problèmes détectés dans l'entreprise et auprès des clients.
Justement, la capacité d'attention et "d'éveil" des collaborateurs est limitée, que peut-on faire ? Plus le management est transparent avec les collaborateurs, plus il peut paradoxalement laisser infuser du stress et des raisons supplémentaires de s'éparpiller sur des sujets qui ne concerne pas les collaborateurs. Mesurer la manière dont les informations peuvent descendre ou monter sert à préserver la capacité d'attention et de concentration des parties prenantes.
Comment peut-on contourner les réticences à l'innovation technique ? Il y a parfois un refus au changement ! Les frictions font partie du process, mais une bonne manière de les réduire est de solliciter les réfractaires de telle sorte de les inclure dans le changement, voire de faire en sorte que l'idée derrière l'innovation viendrait d'eux, nous laissant l'exécution matérielle et marchande de l'innovation.
Comment peut-on s'assurer que toutes les parties prenantes soient de la même manière impliquées, concernées, écoutées, considérées ? Comment s'assurer de la pertinence de notre message ? On aimerait bien garder le rôle du général proche de ses troupes pendant toute notre carrière. Mais, à mesure que notre armée grandit en taille - en l'occurrence, que nos équipes croissent en parallèle de nos résultats, donc du nombre de sujets sur lesquels notre attention se porte - il peut être utile de recruter les capitaines, les femmes et les hommes de confiance, qui porteront tout à la fois notre message et notre vision, et les besoins et demandes du terrain. Dans cet exercice, c'est le cadre et la confiance qui font toute la différence.
Une fois cet équilibre établit, comment s'assurer la fidélité des talents, compte-tenu des investissements qu'ils représentent ? Comment garder une équipe au complet, avec parfois des ressources limitées ? Pour reprendre l'analogie militaire, personne ne veut suivre un général qui n'est pas capable de suivre l'ordre qu'il donne lui-même aux autres. La fidélité se gagne en particulier dans l'exemplarité qu'on inspire et dans la qualité du management qu'on applique. Contrairement à un investissement matériel, un collaborateur peut quand même, malgré beaucoup de facteurs positifs, décider de partir. On ne peut que l'accepter.
Comment mieux gérer la fluctuation des demandes entrantes, de la part de nos clients ? Si cette fluctuation dépend d'une certaine saisonnalité, les équipes ne sont-elles pas elles aussi adaptables à ces variations ?
Comment peut-on amener des partenaires économiques à comprendre une différence de vision, notamment dans la manière de poursuivre la croissance recherchée ? Comment répondre à un besoin de prendre des initiatives quand on n'est pas particulièrement suivi par ses partenaires ? C'est naturel d'avoir des idées, des envies, des impulsions ! Mais, plutôt que de les laisser prendre trop de place dans notre tête et dans notre désir, pourquoi ne pas impliquer dès le début nos partenaires et associer pour leur donner une place dans ce nouveau projet qui se dessine ?
Ainsi, l'innovation humaine est-elle une réponse aux enjeux de demain ? Nous pouvons répondre autour de trois idées :
1) Oui, parce que c'est dans tous les cas l'humain qui va insuffler l'innovation technique, laquelle répond aux besoins grandissants des sociétés qui composent l'humanité, à la manière d'un cercle vertueux.
2) Oui, mais dans la mesure où l'entreprise laisse la place aux expressions tant des besoins en innovations humaines que des solutions, et où elle garde une part de vigilance tant au scepticisme potentiellement réactionnaire, qu'il vienne du management, des collaborateurs ou des clients, qu'à la facilité des solutions découvertes ou aux effets de modes qui n'apportent en réalité que des solutions de façades.
3) Oui, si, et seulement si, les dirigeants de demain veulent véritablement être des pionniers dans les transformations sociales et sociétales attendues et espérées de leurs clients ; si, et seulement si, les dirigeants de demain sont les premiers à incarner le changement attendu par le reste du monde ; si, et seulement si, les entreprises mettent en place aujourd'hui les solutions aux problèmes de demain.
Cette innovation humaine commence donc par soi. C'est d'abord une question de posture, c'est ce qu'on incarne dans le management au quotidien. C'est par l'exemple donné aux collaborateurs, aux clients, aux confrères, aux concurrents aussi, que le feu sacré s'entretient et se propage.
Un immense merci aux dirigeants qui ont bien voulu répondre à mes sollicitations : Michel Alvarez, Julian Andineau, Audrey Barbier-Litvak, Fabien Berdah, Audrey Bouyer, Joël Castets, François Chabaudie, Mathilde Courant, Christophe Debosque, Julien Drouin, Brian Fin, Philippe Gimet, Henri de Lorgeril, Ouelid Sassi, Anabelle Sellame, Ouziel Slama. Cet article n'aurait pas pu être écrit sans leur disponibilité ni la précision de leurs réponses.
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