Pourquoi le Temps devient la ressource principale des Dirigeants ?

Et pour qui que ce soit d'autre, d'ailleurs.

7/15/202511 min read

Si le Temps est le seul vrai luxe dont nous pouvons tous disposer, il est aussi une ressource managériale aussi importante que le cashflow ou les talents au sein de l'entreprise.

La rentrée 2022 voit coïncider deux éléments marquants : une nouvelle crise économique, qui s'en prend au cashflow des entreprises, du fait de l'accumulation de tensions mondiales sur des fronts pas seulement militaires ainsi que dans le domaine de l'énergie ; et le phénomène décrit aux Etats-Unis de la "Grande Démission", dont on a vu les statistiques en France avec 470'000 démissions recensées au premier trimestre* : les talents des entreprises renoncent, démissionnent, tentent d'autres expériences.

Reste le temps.

Voici une première hypothèse : les confinements et le ralentissement de l'activité causés par le Covid entre début 2020 et fin 2021 ont permis aux dirigeants de retrouver une qualité de vie familiale et personnelle, ce qui a rebattu certaines cartes dans leurs priorités. Leur gestion du temps est dès lors rééquilibrée en faveur, non plus du travail et des responsabilités, mais au contraire de la famille, des amis, des confrères, des loisirs.

Une autre hypothèse nous ferait dire qu'au contraire, le retard accumulé par le Covid ajouté aux crises économiques et humaines fait que la pression augmente, et que le temps semble filer encore plus vite que d'habitude. Comment alors trouver des méthodes ou des astuces concrètes pour limiter ce sentiment, et pour combler les manques de talents ? Est-ce que de telles méthodes existent vraiment, et sont-elles absolument efficaces ?

On connaît tous au moins une personne tout à fait détachée de la pression liée au temps, malgré des responsabilités importantes. On connaît aussi au moins une personne qui, sans avoir tant de responsabilités, peut être très sensible au temps qui passe et exprimer régulièrement le fait de ne pas avoir le temps, sans que ce soit une forme (im)polie de refus.

On connaît moins de personnes qui sont passées d'un état à un autre, c'est à dire de la situation où la ressource Temps était mal optimisée, à celle où cette ressource est totalement maîtrisée, tant pour le bénéfice de l'Entreprise que du Dirigeant et de sa Vie personnelle. A titre professionnel, mes clients vivent exactement cette transformation : ils ont un jour pris conscience que leur Temps était, on l'a dit en introduction, le seul vrai luxe à leur disposition et qu'ils ne l'utilisaient pas de la meilleure manière.

Autrement dit, ils ont compris que la manière dont ils mettaient en œuvre certains moyens, dont le Temps, n'était pas efficaces pour atteindre les résultats qu'ils voulaient. Ce désalignement crée à terme du stress, de l'irritabilité, de la déconcentration, de la frustration, de la fatigue, un sentiment accru de solitude, que les objectifs fixés sont difficilement atteignables, qu'il y a "toujours trop", que "ça ne finira jamais", avec, forcément, des conséquences directes sur la vie personnelle et familiale. La liste est loin d'être exhaustive...

Au contraire, ceux qui ont réussi à aligner moyens et résultats obtiennent deux choses. Premièrement, les autres moyens que le Temps seront moins importants à leurs yeux : le cashflow et les talents dont nous parlions plus haut. Deuxièmement, comme le Temps est maîtrisé à bon escient, ils obtiennent une sérénité de chaque instant, un niveau de concentration adéquat aux exigences du moment, une crédibilité dans leurs engagements tant du point de vue des clients et des collaborateurs que de celui des membres de leur famille, une oxygénation mentale et physique quotidienne, la satisfaction de savoir et pouvoir remplir plusieurs rôles avec précision et efficacité, un équilibre de vie respecté entre les engagements professionnels et les engagements personnels et familiaux, une charge mentale réduite, des équipes motivées et impliquées, et bien entendu, des résultats obtenus au moment voulu. Encore une fois, la liste n'est pas exhaustive.

Puisque les deux cas de figures existent, nous avons sollicité le témoignage de plusieurs dirigeants pour comprendre d'une part où se place pour eux cette priorité au Temps, et d'autre part pour déterminer quels étaient, à leur niveau, les bénéfices qu'ils en tiraient, mais aussi ce qu'ils conseillent de faire pour mieux maîtriser notre temps.

Pour être entièrement consacré au développement de son entreprise, Jérémy explique qu'en effet, le ressenti s'accélère, même si c'est tout à fait logique compte-tenu de sa situation.

Fabrice n'y va pas par quatre chemins : non seulement la crise liée au Covid a accéléré le processus, mais le sentiment que le "temps s'accélère" date d'avant la crise. Tout va beaucoup plus vite, surtout quand les exigences sont externes ; bizarrement, tout devient très lent quand le besoin est interne, ce qui impose de contrôler et de suivre beaucoup de détails.

Camille enchérit : "c'est d'autant plus difficile de réussir à séparer notre vie professionnelle de nos engagements personnels". Jean-Benoît confirme, et précise que la frontière entre les deux s'amenuise avec le télétravail, avec la capacité d'être sollicité à tout instant avec le téléphone, les mails, par des interlocuteurs qui ont de moins en moins la notion du temps personnel séparé de celui du travail. Laurent va encore plus loin : "le raisonnement du client est de se dire "j'ai payé, donc j'ai le droit", ce qui le rend de plus en plus exigeant".

"Tout dépend de ce qu'on regarde : les échanges et les interactions sont plus simples, plus fluides, c'est un vrai bénéfice ! Mais quand il y a un écart entre cette vitesse et celle avec laquelle nous mettons en œuvre nos objectifs quotidiens, ça peut devenir frustrant". - Maxime Onillon

Gaël, de son côté, est moins catégorique. Il nous explique même s'il dépend toujours des exigences de ses clients, le fait d'être devenu son propre patron lui a permis d'apprendre à anticiper ses actions au maximum, pour ne plus subir les conséquences d'imprévus et de débordements dans ses journées. Pour Franck, l'état d'esprit est le même : "depuis que je suis entrepreneur, je suis entièrement maître et responsable de mes décisions, et même si on subit certains cycles, je maîtrise beaucoup mieux mon temps qu'avant". Bruno est encore plus détendu sur cette question : "j'ai délégué toutes les actions à mes cadres, et nous faisons en sorte qu'ils n'aient pas besoin de moi pour travailler convenablement. Je délègue, et ce qui me permet d'avoir du temps pour m'intéresser à tout ce qu'il se passe dans l'entreprise".

Sylvain est plus nuancé : "Je cours tout le temps après le temps, mais avec la croissance de mon entreprise j'ai la possibilité de déléguer. Je suis très satisfait de cet équilibre même si certains sujets sont laissés pour l'instant de côté, on ne peut pas tout avoir aussi vite que nous le voudrions".

Mais alors, comment expliquer, pour les uns comme pour les autres, ce sentiment d'accélération ou au contraire cette maîtrise de son temps ?

Thomas est persuadé d'une chose : les habitudes de consommation ont changé, notamment avec les facilités induites par des géants comme Amazon ou Uber : on clique, et hop, on obtient. On accepte moins de délai de réponse, et nous sommes tous plus ou moins les clients les uns des autres. Bruno déplore pour sa part le modèle managérial pyramidal, où le niveau d'interdépendance crée peu d'opportunités et davantage de contraintes, dont celle du temps : "si la personne dont j'ai besoin n'est pas disponible, je ne peux pas avancer, donc je perds du temps".

De son côté, Matthieu relativise : c'est la tâche qui prévaut, parce que faire des choses qui nous intéressent peu va peser sur le temps qu'on y consacre, et que faire des choses qui nous plaisent et nous motivent fera passer le temps beaucoup plus vite. Vladimir précise à son tour : "la pression n'est évidemment pas la même quand on est dirigeant ou quand on est salarié, la tension sur les timing augmente quand les choses sont imposées, ce qui est rarement le cas quand on est dirigeant".

Sylvain va plus loin, en expliquant que c'est le plaisir pris à faire une tâche qui va avoir le plus d'incidence sur le temps qui passe. Ce phénomène est en effet confirmé par des spécialistes comme Bryan Tracy, ou dans la manière amusante dont Albert Einstein pouvait définir la relativité :

"Placez votre main sur un poêle une minute, ça vous semblera durer une heure ; asseyez-vous en charmante compagnie pendant une heure, ça vous semblera durer une minute" - Albert Einstein

"Il faut tout de même rester attentif", dit Gaël, "parce que c'est souvent l'ampleur de la tâche qui nous déborde, et non pas le temps qu'elle peut réellement prendre !"

Voilà pour la théorie, mais en pratique concrète ? Noam avance la théorie selon laquelle le Covid a permis la fongibilité entre la vie professionnelle et la vie personnelle, et cette difficulté à scinder les deux de manière suffisamment nette n'est plus aussi facile, le télétravail y étant pour beaucoup, même si on peut se réjouir de l'augmentation de la productivité qu'il induit.

Stéphane et Manuel ne sont pas d'accord. Le premier pense que le niveau de conscience évolue dans le bon sens, puisqu'on voit de plus en plus souvent des messages automatiques qui expliquent la déconnexion complète des concernés, pendant une durée bien définie. Le second nous dit : "la génération des 30-40 ans réussit mieux à aménager son temps que les dirigeants plus âgés, et les journées sont ainsi coupées pour le bénéfice de la famille, quitte à être un peu plus prolongées dans la soirée". Stéphane conclut : "l'accessibilité informatique a clairement son rôle dans tout ça, et les gens ont voulu plus vite trop de choses, peut-être qu'on commence à calmer les choses progressivement ?".

Forcément, vient la question "Comment mieux maîtriser son temps ?", et les avis des interviewés sont là encore très variés.

Premièrement, regarder la situation sous un angle différent : c'est l'avis de Bruno, de Jean-Benoît, de Fabrice, de Vladimir, qui détaille : "il faut ici prendre le temps de noter ses priorités et ne pas se laisser dévier".

Deuxièmement, déléguer le plus possible de tâches en favorisant un climat de confiance (et non de contrôle !), comme ce que proposent Aurélien et, on l'a vu plus tôt, Bruno.

Troisièmement, limiter autant que possible les réunions. Jérôme veut être de plus en plus méthodique et pragmatique à leur sujet :

"Chacun doit pouvoir se demander s'il est vraiment utile à telle réunion, et si c'est nécessaire d'inviter telle personne. Quand on mobilise son temps et celui d'autres personnes, il faut avoir conscience qu'on mobilise des ressources (pas forcément économiques), donc il faut autant que possible réfléchir aux raisons profondes de la mobilisation de ces ressources" - Jérôme Biotteau

Quand on a eu une carrière aussi variée et riche que celle de Pierre-René, on aura quelques réflexes : maîtriser ses sujets, savoir à quoi sert vraiment ce qu'on fait, et surtout, ne pas hésiter à nous éloigner des sujets toxiques qui polluent l'agenda, même si ça peut être douloureux ou désagréable. Une forme d'hygiène de vie, appliqué à son temps, donc !

Eric A. va être plus philosophe dans son approche : "je ne cherche pas à convaincre de mon mode de vie ou de pensée, même si le débat sur ces questions est important : chacun fait bien ce qu'il veut. On ne réussit pas à bouger les lignes pour que les gens se posent les bonnes questions de manière frontale". La prise de conscience reste donc fondamentale.

"Se faire aider de personnes qualifiées, soit spécifiquement pour cette problématique de gestion de temps, soit par rapport au sujet donné", propose Aurélien, emboitant le pas aux méthodes observées dans les entreprises américaines. Camille est dans le même état d'esprit, et part du principe que le coût de ces aides justifie largement le temps qu'on gagne en les sollicitant : "on ne peut pas tout réussir en étant seul", Eric D. et Laurent abondant largement dans ce sens.

Et s'ils avaient davantage de Temps, comment le mettraient-ils à profit ? Les réponses se synthétisent en deux catégories :

  • Le développement de l'entreprise, et tester de nouvelles idées? Jérémy dit : "Je trouve du temps coté perso, mais il y a souvent un manque pour développer davantage mon entreprise, être plus proche des clients, prospecter...", perspective où Maxime, Sylvain, Aurélien, Manuel et Stéphane le rejoignent entièrement, d'ailleurs. Jérôme esquisse un sourire quand il dit "j'ai un tas d'idées, ça fuse dans tous les sens ! Donc forcément, plus de temps me permettrait au moins d'essayer de leur donner vie. Et à côté de ça, il faut que les équipes puissent suivre... ce n'est pas simple !"

  • Davantage de temps pour soi et pour sa famille - autrement dit, équilibrer entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Eric A. admet qu'il voudrait continuer de s'instruire, d'assouvir sa curiosité du monde qui l'entoure. Jean-Benoît exprime qu' "il est important d'être à l'écoute de soi, pour ne pas s'épuiser à la tâche".

Camille va au-delà : "les deux sont importants, mais le sentiment d'une meilleure maîtrise de son Temps est vraiment indispensable, ne serait-ce que pour la légèreté d'esprit avec laquelle on attaque chaque nouvelle journée !" ; cette idée du soulagement psychologique est d'ailleurs partagée par Gaël. Thomas, Matthieu et Noam voient eux aussi un intérêt dans les deux démarches : augmenter la rentabilité et l'efficacité tout en diminuant le stress, notamment par le temps passé en famille. Franck parlera volontiers, lui aussi, d'une réduction bienvenue de la charge mentale, et Eric D. de conclure : "le mot-clé dans tout ça, c'est la sérénité !".

Pierre-René philosophe à son tour, en admettant que la vie serait en effet plus légère, mais qu'après un certain âge, on apprend que certaines demandes n'ont pas à être satisfaites tout de suite, et que l'ère de l'immédiateté ne présente pas que des intérêts.

Ainsi, pourquoi le Temps est-il la ressource principale des Dirigeants ? Nous pouvons conclure autour de trois idées :

1) Parce que les autres ressources, en particulier les collaborateurs ou la trésorerie, ne permettent pas à elles seules de respecter l'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle du Dirigeant : beaucoup des dirigeants interrogés ici ont parlé des bénéfices de la délégation, mais celle-ci ne se fait qu'avec les Talents adaptés et formés.

2) Parce que ces ressources n'ont aucune incidence sur la capacité du Dirigeant à prendre de la hauteur de vue sur ce qu'il se passe dans l'entreprise : on a parlé d'organisation personnelle, de la forte exigence des clients, des sollicitations diverses que les Dirigeants rencontrent au cours d'une journée, et où ils sont les seuls responsables.

3) Parce que ces ressources n'ont aucun rapport avec la nécessité qu'il a d'incarner une vision, pour laquelle justement, il fédèrera autant les Talents que les Clients.

Cette capacité à fédérer, à garder de la hauteur de vue, et de pouvoir se ressourcer, voilà ce qui distinguera les Dirigeants de demain.

Un immense merci aux dirigeants qui ont bien voulu répondre à mes sollicitations : Eric Aubry, Aurélien Baudouin, Stéphane Béjanin, Jérôme Biotteau, Laurent Bouly, Camille Charron, Gaël Desgrée Du Loû, Eric du Petit Thouars, Franck Fazilleaud, Thomas Feuvray, Matthieu Fumoleau, Jérémy Guézennec, Noam Leandri, Sylvain Maussion, Maxime Onillon, Jean-Benoît Portier, Bruno Rigoulay, Pierre-René Sarrazin, Vladimir Swistunow, Manuel Toqué. Ils ont tous fait preuve d'une exceptionnelle disponibilité et leurs apports ont été précieux à la rédaction de cet article. Leurs collaborateurs sont chanceux de les avoir comme dirigeants.

* https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/la-grande-demission-gagne-la-france-1776822